CE ROMAN EST ACTUELLEMENT INDISPONIBLE, CAR EN COURS DE RÉÉDITION. IL SERA REPUBLIÉ PAR LES ÉDITIONS BLANCHE EN FÉVRIER OU MARS 2019.
UN TOME 2 EST PRÉVU.
CEPENDANT, CE ROMAN PEUT SE LIRE INDÉPENDAMMENT.
AVERTISSEMENT : CE ROMAN CONTIENT DES SCÈNES DE VIOLENCE PHYSIQUE ET PSYCHOLOGIQUES INTENSES. LES LECTEURS AYANT UNE SENSIBILITÉ A CES SUJETS SONT INVITES A FAIRE PREUVE DE PRUDENCE.
UN TOME 2 EST PRÉVU.
CEPENDANT, CE ROMAN PEUT SE LIRE INDÉPENDAMMENT.
AVERTISSEMENT : CE ROMAN CONTIENT DES SCÈNES DE VIOLENCE PHYSIQUE ET PSYCHOLOGIQUES INTENSES. LES LECTEURS AYANT UNE SENSIBILITÉ A CES SUJETS SONT INVITES A FAIRE PREUVE DE PRUDENCE.
![]() |
Couverture de l'ebook |
![]() |
Couverture du livre papier |
HEATHER
Je tremble un peu en montant les marches qui mènent au
studio photo. Je n’en reviens toujours pas d’avoir décroché ce
stage, et quand j’ai envoyé le contrat, je m’attendais à tout
moment à recevoir un coup de fil pour m’expliquer qu’il y avait
eu une erreur. Mais Adam Brastov a bel et bien signé, et aucun coup
de fil n’est arrivé, sauf de son assistante pour me préciser mes
horaires. J’ai vraiment du mal à croire à ma chance. C’est mon
prof, M. Guidan, qui m’a recommandé auprès du célèbre
photographe, suggérant que mes productions étaient susceptibles de
lui plaire. L’entretien s’est bien passé, mais M. Brastov n’a
fait aucun commentaire en feuilletant mon book, à part pour me
signaler une erreur de composition ; je n’espérais pas trop.
Il m’avait tellement mitraillée de questions sur mes connaissances
techniques que j’en étais sortie étourdie.
Ce matin, je me suis habillée avec encore plus de soin
que d’habitude : une jupe crayon grise qui me couvre jusqu’en
dessous du genou, et un chemisier à lavallière qui dissimule assez
bien ma maigreur. J’ai coiffé mes cheveux en un chignon bas, d’où
s’échappent quelques mèches, pour camoufler la hideuse cicatrice
que j’ai sur le côté gauche du cou. Je n’ai mis que des bijoux
discrets : de petites bouches d’oreilles en perle, et une
chaîne en or au poignet. J’espère avoir l’air professionnelle
sans faire trop guindée. Mes talons claquent sur les marches en
métal de l’édifice ultramoderne. Je frappe à la porte, mais
personne ne répond. Peut-être qu’ils ne m’ont pas entendue ?
J’hésite à entrer sans plus de cérémonie quand derrière moi
retentissent des pas précipités. Je me retourne, et un homme très
grand manque de me rentrer dedans.
Je me plaque contre la porte et mes yeux remontent le
long d’un torse incroyablement large et musclé, moulé dans un
tee-shirt noir à la gloire d’un groupe de rock dont je n’ai
jamais entendu parler. Un blouson en cuir, également noir, enserre
les épaules les plus larges que j’ai jamais vues de ma vie, si
larges qu’elles obturent la lumière de l’ampoule nue qui est
censée éclairer la cage d’escalier ; de ce fait, j’ai du
mal à distinguer les traits du visage qui me surplombe.
– Qui êtes-vous ?
La voix est froide, méfiante, malgré son timbre
agréable, très bas. Le son semble remplir l’espace exigu, et
résonner contre les murs trop proches. Mon cœur s’est emballé,
et je me recroqueville de peur, oppressée par sa présence qui
envahit ma bulle personnelle, dans ce lieu où je suis coincée. Il
barre la seule issue de sa silhouette trop massive.
– Je suis la nouvelle stagiaire.
Je n’ai pas pu faire mieux que ce murmure haletant, à
peine audible. Je ferme un instant les yeux en priant pour qu’il
n’ait pas perçu le tremblement de ma voix, ni la peur sur mon
visage.
-Qu’est-ce que tu fous là ? demande-t-il
brutalement. Tu comptes rester à la porte jusqu’à ce que le
majordome vienne t’ouvrir, princesse ?
Son bras me repousse sur le côté, et je sursaute en
m’écartant de son passage tandis que d’un seul mouvement il
ouvre la porte et entre dans le studio. Non sans me bousculer,
évidemment.
Je pénètre à sa suite dans la petite pièce
d’accueil et le vois disparaître par l’autre porte, qui mène
sûrement au plateau. Une jeune femme se tient derrière le bureau de
designer, elle me sourit en levant le doigt tout en poursuivant sa
conversation téléphonique. Elle a une coiffure incroyable, une
espèce de longue mèche rouge artistiquement dressée sur son crâne
recouvert d’à peine un millimètre de cheveux. Elle parle dans un
casque sans fil. Elle appuie sur un bouton de son standard high-tech,
puis relève les yeux vers moi avant de se mettre debout.
– Bonjour ! dit-elle d’un ton enjoué. Que
puis-je faire pour vous ?
– Je suis la nouvelle stagiaire, Heather Delacroix.
– Ah oui, Adam m’a prévenue que tu devais arriver
ce matin. On t’a déjà fait visiter ?
– Non, pas encore. J’ai rencontré M. Brastov à
l’école.
– Tu étudies où ?
– À l’EFET. Je suis en 2e
année.
– On a déjà eu des stagiaires de cette école
l’année dernière. Bruno, et Isabelle. Ça s’était bien passé,
je crois. Bienvenue, en tout cas. Je m’appelle Stefie.
– Enchantée, je murmure en souriant gauchement. Et
merci.
– Attends une minute, j’appelle Adam pour voir s’il
a le temps de te faire visiter et de te présenter tout le monde.
Je me retourne poliment pendant qu’elle parle au
téléphone et admire les photos exposées sur les murs. En
différents formats, avec des fonds de couleurs assorties, se
présente un échantillon du travail du studio, soit une grande
variété de produits, de la maroquinerie de luxe aux bijoux en
passant par la lunetterie. Ce sont tous des packshots1,
et l’effet est à la fois harmonieux et saisissant.
– Heather ? Adam est trop pris pour te faire
faire le tour de la maison. C’est Mélanie, son assistante, qui va
s’en occuper. Elle arrive dans deux minutes.
– Ok, merci.
-Tu verras, il y a une bonne ambiance, ici. On bosse
beaucoup, donc heureusement !
Un nouveau coup de fil interrompt son laïus, mais je
suis contente de constater que tout le monde n’est pas aussi mal
embouché que le type sur lequel je suis tombée devant la porte.
Une femme d’une trentaine d’années arrive quelques
minutes plus tard, vêtue d’un jean slim et d’un haut moulant et
coloré. Elle me serre la main.
– Mélanie, l’assistante d’Adam, se
présente-t-elle. Et toi, c’est Heather, c’est ça ?
– Oui.
– Suis-moi, je vais te faire visiter. Ensuite, tu
aideras Daniel à la prise de vue.
Je suis impressionnée par la visite des studios. Il y
a deux plateaux de prise de vue, deux salles de retouche, dont une
très design pour que les clients puissent donner leur avis, une
salle d’impression, une autre de réunion, un salon d’essayage
pour les mannequins, et aussi deux espaces pour les employés, dont
un à l’extérieur, une terrasse avec une table et des chaises pour
pouvoir manger dehors quand il fait beau. Mélanie m’explique que
la plupart du temps, l’équipe fait appel à un traiteur qui livre
les repas sur place, ce qui permet de gagner du temps.
Elle me présente l’équipe au fur et à mesure que
nous avançons dans les différentes pièces. Une quinzaine de
personnes travaillent ici. Les prénoms se mélangent rapidement dans
ma tête. Il n’y en qu’un que je retiens : celui du géant
patibulaire qui m’a bousculé dans l’entrée. Il s’appelle
Ousmane, mais tout le monde l’appelle Phénix, parce que c’est un
champion de kick-boxing, et que Phénix est son « nom de
scène », d’après Mélanie. Ce gars est carrément
terrifiant. Ses adversaires doivent s’enfuir du ring avant même
qu’il commence à frapper. Son regard vert est méchant, il me
jette un regard méprisant, et sa bouche prend un pli de dégoût
tandis qu’il détaille mes vêtements.
Elle termine son tour de la maison par le plateau le
plus petit, où M. Brastov et un autre homme, qu’elle me présente
par son prénom, Daniel, sont en train de photographier une
collection de chaussures de sport.
Ma première journée se passe plutôt bien. M.
Brastov, qui insiste pour que je l’appelle Adam, m’invite à
participer et étudie mes gestes, ce qui me rend nerveuse, mais
malgré quelques maladresses et quelques erreurs, j’ai l’impression
de ne pas m’en tirer trop mal. J’ai aidé à modifier les
éclairages, à positionner les chaussures, ils me demandent même si
j’ai des idées, et j’ose en proposer quelques-unes. La plupart
sont écartées, mais Adam et Daniel en retiennent deux ou trois et
m’autorisent à manier l’appareil photo. Une fois le shooting des
chaussures terminé, je les suis dans la salle de retouche et les
observe remanier les clichés numériques.
Je suis vraiment contente d’avoir déjà abordé
toutes les facettes du métier en cours. Cela m’aide beaucoup,
parce que je ne suis pas très à l’aise dans cet environnement
nouveau, en compagnie d’inconnus. Les situations nouvelles sont
difficiles pour moi. Je suis très timide, je ne me fais pas
facilement des amis, et j’ai du mal à établir des liens avec les
gens en général. C’est sans doute pour ça que j’aime tant la
photographie : derrière mon appareil, je mets le monde et les
autres à distance, je me sens en sécurité derrière mon objectif,
et je maîtrise ce que je fais. Enfin, la plupart du temps !
Mon ambition, c’est de faire de la photo d’art,
mais je sais que c’est difficile d’en vivre, alors il faudra que
je me trouve un travail à la fin de mes études. Je ne sais pas
encore si j’arrêterai au diplôme de bachelor, niveau bac +3, ou
si je continuerai jusqu’au master, qui s’obtient au bout de 5 ans
d’études. Papa est prêt à payer jusqu’au Master, mais je
souhaite prendre mon indépendance le plus vite possible. J’imagine
que j’ai le temps pour me décider, en fonction de mes notes et
d’éventuelles propositions qu’on me ferait. C’est pour cela
que les stages sont si importants : je dois me constituer un
réseau le plus rapidement possible, me faire apprécier, pour que
les entreprises pensent à moi plus tard quand elles auront besoin de
quelqu’un. Du moins, c’est la théorie.
Dans la réalité, je sais bien que j’ai peu de
chances de me faire embaucher. J’envie tellement les gens
extravertis qui savent se rendre sympathiques et susciter l’intérêt
autour d’eux. Moi, on ne me remarque jamais. Je suis sûre qu’à
la fin de mon mois de stage ici, les gens ne se souviendront même
pas de mon prénom.
PHÉNIX
La petite stagiaire m’agace prodigieusement. Je sais
que je ne devrais pas la laisser m’atteindre, mais j’ai vraiment
du mal avec les bourgeoises. Et elle, c’est tellement la petite
princesse pourrie-gâtée que c’en est un cliché ambulant. Au
déjeuner, elle est assise avec Stefie, qui se fait toujours un
devoir de se montrer gentille avec les stagiaires. Il faut voir
comment la nouvelle joue les mijaurées en picorant dans sa salade,
que bien sûr elle ne termine pas, parce qu’il ne faudrait surtout
pas prendre du poids.
Pourtant, pour autant que je puisse en juger à travers
son atroce chemisier en soie écrue, véritable offense pour les
yeux, elle pourrait largement se le permettre. Elle a l’air maigre
comme un coucou. Mais ces filles des beaux quartiers ont toutes comme
ambition suprême de rentrer dans une taille zéro. À vue de nez,
celle-ci doit pouvoir s’en enorgueillir.
Elle se tient bien droite sur son tabouret, comme si
elle avait pris des leçons de maintien, et elle s’essuie la bouche
entre chaque bouchée avec sa serviette en papier. Chacun de ses
gestes est étudié, élégant, mesuré. On dirait qu’elle est en
train de bouffer chez l’ambassadeur, nom de Dieu. Rien que de la
regarder, ça m’énerve. J’espère presque qu’elle va faire
tomber de la vinaigrette sur son haut, mais bien sûr mademoiselle
est trop parfaite pour que cela puisse se produire. D’ailleurs,
elle en ferait sans doute une maladie.
J’en ai vu défiler, pourtant, de ces filles nées
avec une cuillère en argent dans la bouche, mais celle-ci m’agace
particulièrement. Je ne sais pas trop pourquoi. Peut-être à cause
de notre rencontre ce matin, quand, dans la cage d’escalier, elle
avait l’air tellement terrifiée par mon apparition. On aurait dit
qu’elle pensait que j’allais l’agresser ou la violer.
Évidemment, elle ne doit pas avoir souvent l’occasion de croiser
des types dans mon genre dans le 16e. Là-bas, dès qu’on n’a pas
le teint blanc comme neige, on fait tache. Bon, ici aussi, je fais un
peu tache, mais je me suis battu et j’ai mérité ma place, alors
que cette fille, pour accéder à son stage, il a juste fallu que son
papa allonge un chèque.
J’ai plus de respect pour les étudiants de Louis
Lumière, qui ne sont sélectionnés qu’au mérite. C’est comme
ça que j’y suis entré, et ça n’a pas été facile. Mais dans
ces écoles privées, le talent n’est pas le critère le plus
important. Il faut d’abord pouvoir aligner l’oseille. Non que
leurs étudiants soient nuls, certains sont même excellents, mais il
y a deux ans, une certaine Ghislaine est venue faire un stage ici, et
c’était une calamité. Arrogante, exécrable avec tout le monde,
sauf avec Adam qu’elle flattait sans vergogne, elle était
incapable de régler un projo ou de se servir du logiciel de retouche
photo. Elle aussi me regardait comme si j’étais un détenu évadé
de prison, et me fuyait comme la peste.
Ou alors c’est parce qu’elle me rappelle un peu
Liana.
Je profite de ma pause clope pour demander à Adam, qui
fume aussi, combien de temps cette pimbêche doit rester chez nous.
– Un mois, me répond-il.
Il rigole en me voyant grimacer.
– Pourquoi ? En quoi ça te dérange ? C’est
une gentille fille.
– Gentille ? J’y croirai quand je l’aurai vue
à l’œuvre. Jusqu’ici, je l’ai surtout vue regarder tout le
monde de haut et ne pas se mêler à la populace.
– Arrête. Elle est timide, c’est tout.
Je fais une moue sceptique.
– Mouais. Elle a surtout un balai dans le cul, si tu
veux mon avis. Et tu as vu son chemisier ? Sans rire, on dirait
celui d’une vieille rombière qui va à son club de bridge.
Je me retourne en entendant le bruit de la porte en
verre qui se referme, et à travers, je vois devinez qui ? La
princesse qui s’éloigne à petits pas pressés sur ses escarpins à
300 €.
– Merde, je marmonne.
-T’as plus qu’à t’excuser, fait Adam en riant
sous cape.
– Tu rigoles ?
– Non. Je sais que c’est un exercice auquel tu
n’excelles pas, mais il va falloir te forcer, sur ce coup, mon
vieux. Je ne vais pas tolérer des tensions au sein de mon équipe
pour des conneries pareilles.
– Ok, je vais aller m’excuser, je bougonne, pas
franchement ravi.
– De toute façon, elle va bosser avec toi cet
après-midi sur la campagne X.
– Quoi ? !
-C’est un ordre. J’ai bossé avec elle ce matin,
elle est tout à fait capable. Tu verras, elle ne sera pas inutile.
Je suis consterné. Non seulement, je suis censé
m’excuser auprès de cette pimbêche, mais en plus il va falloir
que je me la farcisse pendant des heures.
– Putain, elle casse quoi que ce soit et je la fous
dehors à coups de pied au cul.
– Elle ne cassera rien. Relax, me fait Adam.
Elle est déjà sur le plateau quand j’arrive. Elle a
allumé les projos et est en train de régler leur intensité. Dès
que j’apparais, elle se fige et baisse la tête, l’air de ne plus
savoir où se mettre.
-Heather, c’est ça ? je lui lance.
Elle hoche la tête en me jetant un rapide coup d’œil
apeuré. Je réprime un soupir. C’est pas gagné.
– Désolé pour ce que j’ai dit tout à l’heure.
Si je prononce les mots qu’il faut, ni l’intonation,
ni l’intention n’y sont. Cependant, elle hoche de nouveau la tête
en évitant mon regard, et se tord nerveusement les mains.
– Les filles sont arrivées ? je lui demande.
Je fais allusion aux deux mannequins qui doivent porter
les vêtements de la marque de notre client.
– Oui, elles sont en train de se changer.
– Carrie est là aussi ?
– Euh…
– La coiffeuse-maquilleuse.
– Euh, non, je…
– Putain !….
Je sors mon téléphone pour voir si Carrie a laissé
un message. Effectivement, elle en a envoyé un il y a dix minutes
pour signaler qu’elle était coincée dans les embouteillages et
qu’elle serait en retard.
– Va voir si tu peux aider les filles à se préparer.
On va essayer de faire quelques prises de vue avant que Carrie
arrive.
-D’accord, murmure timidement la stagiaire.
Elle frappe deux petits coups à la porte de la loge et
disparaît à l’intérieur.
Je fais quelques réglages en attendant qu’elles
terminent de se préparer, et dix minutes plus tard, les deux
mannequins ressortent du salon d’essayage, suivies par Heather. Je
reconnais Caro, avec qui j’ai déjà bossé (et que je me suis
faite, au passage). Caro est une jolie rousse aux longues jambes, sa
collègue est une brune aux cheveux coupés à la garçonne, un peu
plus petite, avec moins de courbes.
En me voyant, Caro fait un grand sourire et se
précipite sur moi.
– Phénix ! Je suis tellement contente de te
voir ! s’exclame-t-elle en m’enlaçant avant de me faire la
bise. Comment tu vas ?
– Bien, et toi ? je lui demande, amusé par son
exubérance.
Caro est une gentille fille, pas compliquée, toujours
de bonne humeur, avec laquelle il est agréable de travailler.
– Super ! Viens, que je te présente Karine.
Karine, c’est Phénix ! Tu vois, je t’avais pas menti, il
est à croquer, non ?
Je lève les yeux au ciel et Karine rigole en me
faisant la bise à son tour.
-T’as vu ces muscles ! roucoule Caro en caressant
mon bras. C’est du vrai de vrai, ça !
On rigole tous les trois pendant que la petite
stagiaire fait semblant de s’occuper en regardant à travers
l’objectif de mon appareil.
– Touche à rien ! je m’écrie sans réfléchir.
Elle sursaute et recule de plusieurs pas tandis que les
deux mannequins se taisent brusquement.
– Bon, les filles, en piste. On va commencer par toi,
Caro.
La séance de pose se passe bien ; les filles
savent ce qu’elles ont à faire, moi aussi, et je dois admettre que
la petite stagiaire, même quand je lui mets la pression, ce que je
ne manque pas de faire histoire de voir ce qu’elle a dans le
ventre, ne s’en tire pas trop mal non plus. Elle suit mes ordres
sans broncher, aide Carrie à préparer les filles, et a même de
temps en temps quelques bonnes initiatives. Elle remonte un peu dans
mon estime. Ce n’est ni la planquée, ni l’incapable, ni la snob
que j’imaginais. Pourquoi est-ce que ça m’emmerde autant ?
Quelque part, j’aurais bien aimé continuer à la mépriser
tranquillement. Il y a quelque chose chez elle… qui m’interpelle.
Et je n’ai pas envie de ça.
Je m’en veux aussi de ne pas pouvoir m’empêcher de
loucher sur son cul quand elle me tourne le dos et se penche. Il faut
dire que dans sa jupe moulante, il est sacrément bien mis en valeur.
Et putain, qu’est-ce qu’elle est jolie ! Son visage est l’un
des plus fins, des plus délicats que j’ai jamais vu. Avec sa peau
de blonde à la pâleur translucide, ses traits sont magnifiés, et
il émane d’elle une fragilité qui me fait un effet détestable.
Putain, j’ai horreur de réagir comme ça, comme tous les types qui
doivent se faire prendre au piège de sa beauté vulnérable et
gobent l’hameçon avec l’appât. Je suis bien placé pour savoir
que les apparences sont trompeuses et qu’en général, les filles
qui semblent les plus fragiles sont les pires garces du monde. Je me
suis fait avoir une fois, pas question qu’on m’y reprenne.
Je me force à ne pas la regarder, et à faire mon taf
avec tout mon professionnalisme. Je me force à la rudoyer un peu, à
être désagréable avec elle, parce que je ne veux pas qu’elle
puisse s’imaginer m’amadouer avec ses yeux de biche et ses airs
de poupée de porcelaine. C’est volontairement que je me laisse
aller à l’irritation qu’elle provoque chez moi.
Je l’appelle Princesse, d’un ton moqueur, parce
qu’elle ressemble vraiment à un de ces personnages mythiques, une
princesse des fées diaphane et effarée. Mais aussi pour me rappeler
qu’elle en est sûrement l’équivalent dans le monde réel, une
petite fille de riches gâtée par des parents qui lui paient tout ce
qu’elle veut sans qu’elle ait à lever le petit doigt ni faire le
moindre effort pour l’obtenir. Je dois admettre que pour quelqu’un
comme moi, à qui rien n’a été donné, qui ai dû lutter pour
sortir de la misère et atteindre les objectifs que je m’étais
fixés, contre le monde entier parfois, c’est dur à encaisser. Les
hasards de la naissance, au final, c’est tout ce qui nous sépare,
et pourtant c’est un véritable gouffre. Est-ce que je suis jaloux
de ces gosses de riches ? Un peu, c’est vrai. Est-ce que j’ai
la rage contre eux ? Pas faux non plus. J’aurais bien aimé
avoir eu une vie plus facile. Même si, finalement, ça donne encore
plus de valeur à ce que j’ai aujourd’hui.
Packshot : photographie de haute
qualité d'un produit sur un fond le plus souvent uni servant à
présenter le produit
HEATHER
Cet après-midi a
été infernal. Phénix n’a pas arrêté de m’aboyer dessus, et
je n’ai pas pu souffler deux minutes. Même pendant que les autres
prenaient leur pause, il a fallu que je déplace les éléments de
décor, que je trie les vêtements balancés n’importe où dans la
loge et que j’aille chercher des accessoires. Tout ça pour
m’entendre reprocher, au retour de l’ogre, que rien n’était
fait comme il fallait. Il m’a fait tout refaire. J’en aurais
pleuré. Heureusement que j’ai de l’entraînement pour refouler
mes larmes. Je ne lui ai pas donné la satisfaction de les voir
couler. J’espère qu’il ne m’a pas vue trembler. Je ne veux pas
qu’il sache que sa dureté m’atteint. Peu importe ce qu’il me
fera subir, je réussirai mon stage.
J’espère qu’il
n’ira pas se plaindre de moi auprès d’Adam et des autres
photographes. Il ne m’a rien dit avant de partir. J’ai peur qu’il
aille me faire une mauvaise réputation dans l’agence et que tout
le monde ait un a priori négatif sur moi après cela. Du coup, je
fais tout ce que je peux pour réparer la mauvaise impression que je
lui ai faite : je range le plateau, je fais le ménage dans la
loge, je branche les appareils photo sur leur batterie et je prends
leur carte-mémoire pour copier les photos sur l’ordinateur.
Je suis obligée de
repasser par la salle de repos pour accéder au bureau de retouche.
Les deux mannequins et Phénix y sont installés ; ils boivent
un verre au bar. J’ai un pincement de jalousie en leur jetant un
coup d’œil : ils ont l’air de passer un bon moment
ensemble. Ils discutent, plaisantent, rigolent. Les filles, placées
de chaque côté de l’ogre, se pressent contre lui et font des
mines de chatte en le regardant. Elles le touchent à la moindre
occasion, effleurant ses bras, son torse, ses cheveux, et lui se
rengorge de leurs attentions. Le trouvent-elles donc réellement
séduisant ? C’est ce que Caroline semblait vouloir dire quand
elle a salué Phénix tout à l’heure. Je suppose que ses gros
muscles peuvent plaire à certaines femmes. Le contraste entre sa
peau marron clair dorée et ses yeux vert est saisissant, en tout
cas. Quand il sourit, comme maintenant, il est moins effrayant que
d’habitude.
-Qu’est-ce que tu
fais ? m’interpelle-t-il alors que je m’apprête à franchir
la porte.
Sa voix sèche me
fait sursauter, et je me retourne vers eux d’un bond.
-Je... Je vais
mettre les photos sur l’ordinateur de la salle de retouche.
– Ok. J’arrive
dans deux minutes.
Bon, c’est qu’il
serait presque aimable. Le problème, c’est qu’il est dix-huit
heures et que je suis censée partir. Or la phrase du photographe
semble impliquer que je l’attende. Je me mordille nerveusement la
lèvre inférieure en poursuivant mon chemin à travers les bureaux.
J’hésite à envoyer un sms à papa. S’il rentre tard, comme
souvent le lundi soir, il ne s’apercevra peut-être pas que je suis
en retard. Je décide donc de ne rien faire. Si je peux partir vers
19h, ça devrait aller.
L’ogre arrive
pendant que je visionne les photos. Il s’installe en silence sur le
siège à côté de moi. Le sentir si proche me rend terriblement
nerveuse. Je redémarre le diaporama à son bénéfice, et nous
regardons l’ensemble sans dire un mot. Quand tout a défilé, je
l’arrête et démarre le logiciel de retouche comme Damien me l’a
montré ce matin.
– Affiche une
mosaïque, on va déjà virer celles qui sont trop pourries, dit le
photographe.
Seigneur, comme sa
voix est grave ! Elle résonne à l’intérieur de ma poitrine,
fait vibrer mes côtes. Il énumère celles qu’il faut effacer et
je m’exécute.
– Bon, maintenant,
au boulot ! dit-il en étirant les bras devant lui, faisant
craquer ses doigts entrelacés.
Son geste brusque
me fait sursauter. Il ricane et je me recroqueville.
– Donne-moi la
souris.
Il ouvre la
première photo.
– Dis-moi ce qu’à
ton avis il faut retoucher, m’ordonne-t-il.
C’est difficile
de se concentrer avec lui à côté, si proche que nous nous frôlons
et que je sens sa chaleur corporelle irradier comme d’un radiateur.
Je remercie encore une fois ma formation qui me permet de repérer
les défauts les plus évidents, comme un léger manque de lumière
et une ombre disgracieuse sur le bras de Caro. Phénix hoche la tête
et m’explique ce qu’il va corriger d’autre. Il crée une copie
de la photo et m’explique comment il fait au fur et à mesure qu’il
rectifie l’exposition, supprime les ombres, et corrige deux ou
trois autres défauts que je n’avais pas vus.
– À ton tour,
dit-il en me tendant la souris.
Le temps passe très
vite tandis que nous collaborons dans une ambiance studieuse. Je suis
agréablement surprise qu'il parvienne à se comporter correctement
avec moi tandis que nous travaillons sur les retouches. Il est plutôt
pédagogue, finalement, quand il arrête de grogner. Il se sert du
logiciel non seulement pour corriger, mais aussi pour améliorer les
photos, harmonisant les couleurs, adoucissant ou accentuant les
contrastes en fonction de ce qu’il désire obtenir. On peut dire
qu’il maîtrise vraiment bien son sujet. Je ne m’attendais pas à
ce qu’il soit capable de se montrer aussi civil avec moi, vu qu’il
a l’air de ne pas m’apprécier du tout.
Je suis étonnée
aussi par son odeur, un parfum agréable, subtil et naturel. Je ne
pense pas qu’il s’agisse d’un parfum qu’on achète en
bouteille, plutôt de son odeur naturelle mélangée à celle de son
déodorant. Je n’imagine pas un homme aussi brut de décoffrage se
rendre dans une parfumerie. Cette idée me fait presque sourire.
Une sonnerie
retentit tout à coup, signalant l’arrivée d’un sms sur mon
téléphone. Je me crispe en m’apercevant qu’il est plus de 19h.
Est-ce que c’est papa qui m’envoie un message ? Je le
suppose, mais je n’ose pas vérifier, de peur de contrarier Phénix
alors qu’il semble mieux disposé envers moi. Un second message
signale son arrivée dix minutes plus tard, mettant un comble à mon
anxiété. Cinq minutes après, c’est la sonnerie distinctive de
papa qui commence à carillonner.
– Réponds, qu’on
ait la paix, fait Phénix d’un ton agacé.
Je me précipite
pour ouvrir mon sac à main et y repêcher mon portable. J’arrive à
décrocher à temps.
– Papa, une minute
s’il te plaît.
Je me lève et
m’éloigne dans le couloir.
PHÉNIX
J’écoute
distraitement la conversation de la stagiaire, Heather, ou plutôt la
moitié de la conversation. Elle explique qu’elle est encore au
studio et qu’elle ne sait pas à quelle heure elle rentrera, mais
qu’elle fera de son mieux pour ne pas partir trop tard. Je
m’aperçois qu’il est 19h30, et me demande à quelle heure les
stagiaires sont censés finir. Sûrement avant ça. Je fronce des
sourcils. Je n’ai pas vu le temps passer.
Je dois bien
reconnaître que travailler avec Heather est agréable. Elle comprend
vite et ne cherche pas à se mettre en avant. Elle ne cherche pas non
plus à me draguer. À vrai dire, je le regrette presque. Ce serait
gênant dans le contexte du boulot, mais dans l’absolu, je ne
dirais sans doute pas non. Cette fille a vraiment quelque chose. Elle
m’attire, je peux bien me l’avouer à moi-même. Son parfum, sa
proximité, sa voix douce, mélodieuse, m’ont plongé dans un état
d’apesanteur, de sérénité teintée d’une légère touche de
désir. À plusieurs reprises, j’ai dû me retenir de la toucher
sous les prétextes les plus anodins.
Mais je n’ai pas
cédé à mon envie. D’une part, parce que cette fille me rappelle
Liana, mais aussi parce que nous sommes au studio, et que ce ne
serait pas du tout professionnel de flirter avec une stagiaire, qui
plus est dès son premier jour. Badiner, voire coucher, avec des
mannequins, c’est la limite. Je ne m’y autorise que parce
qu’elles changent souvent et qu’elles n’ont que des contrats
ponctuels avec les marques qui sont nos clientes. La relation
professionnelle est indirecte. Là, ce serait vraiment indélicat, et
source de ragots. Je me suis toujours refusé à sortir ou coucher
avec une collègue de travail, pour éviter des conséquences
néfastes pour mon job.
Lorsque Heather se
rassoit près de moi, elle me semble redevenue aussi nerveuse qu’au
début, comme si nous ne venions pas de passer une heure et demie
côte à côte en bonne intelligence. Ce constat m’irrite.
– Tu peux partir,
si tu veux, je lui dis. De toute façon, on a presque terminé.
Je vois qu’elle
hésite. Elle se tortille sur son siège et frotte nerveusement le
bureau du bout de son index.
– Ben vas-y !
je lâche, exaspéré par ses tergiversations. Je ne vais pas
cafter !
Elle se relève
d’un bond et prend son sac à main hors de prix en baissant la
tête.
– Euh… Au
revoir, murmure-t-elle d’une voix à peine audible en tripotant sa
bandoulière.
– Tu sais, la
plupart des gens apprécient qu’on les regarde quand on leur parle,
je lui lance d’un ton acide.
Elle relève les
yeux vers moi, mortifiée et choquée par ma pique. Je la fixe avec
dureté.
-C’est pas parce
que je viens d’une banlieue chaude et que je ne suis pas blanc
comme un cacheton que je vais te sauter dessus, princesse.
– Je... je ne…
balbutie-t-elle.
– Laisse tomber.
Bye.
Je me retourne vers
l’écran de l’ordi pour lui signifier que la conversation est
close. Au bout d’un instant, elle s’éloigne sans ajouter un mot.
J’enrage tout seul devant mon écran comme un con. Je m’en veux
un peu d’avoir été aussi dur avec Heather, mais elle m’a énervé
avec ses airs de souris effarouchée. Non mais franchement, qu’est-ce
qu’elle s’imagine que je vais lui faire ? La violer sur le
bureau ? Ces filles des beaux quartiers sont aussi stupides que
pleines de préjugés.
HEATHER
Je tremble de tous
mes membres en quittant le studio. Dieu merci, je ne croise personne
sur mon chemin et me dépêche de rejoindre ma voiture dans le
parking souterrain. Une fois en sécurité à l’intérieur de
l’habitacle, je relâche la tension qui m’oppresse en respirant
profondément, le front posé sur le volant et les bras noués autour
de mon ventre.
J’adore ma
voiture. Il n’y a aucun endroit au monde où je me sente autant en
sécurité. Papa me l’a achetée pour mes dix-huit ans, et depuis,
elle est devenue un vrai refuge pour moi. Si je pouvais, je dormirais
dedans. Parfois, quand je la conduis, je rêve de quitter Paris avec,
et de rouler, rouler, très très loin d’ici. Je rêve que je
m’installe dans un endroit où personne ne me connaît, où mon
père ne pourra jamais me retrouver. Mais je sais très bien qu’un
tel lieu n’existe pas. Aussi loin que je fuie, il me retrouvera
toujours. L’argent a ce pouvoir-là. Je regrette parfois de n’être
pas née à une époque où il était beaucoup plus facile de
disparaître. De nos jours, avec les progrès technologiques, c’est
devenu impossible à moins d’appartenir à la mafia ou aux services
secrets.
Une fois que je
suis suffisamment calmée, je tourne la clé et sors du parking.
Pendant que je roule vers la maison, je repense à l’accusation de
l’ogre de photographe. Est-ce qu’il a raison ? Est-ce que
j’ai peur de lui parce qu’il n’est pas blanc ? Je fais mon
examen de conscience, et finis par conclure que non, ce n’est pas
ça. Ce sont sa carrure et son attitude envers moi qui me terrifient.
S’il s’avisait de me frapper, j’irais direct à l’hôpital,
voire à la morgue. Je ne pense pas qu’il le ferait, pas sur son
lieu de travail, mais, même si ma peur est irrationnelle, je ne peux
m’empêcher de la ressentir. Je suis une trouillarde,
malheureusement.
Mes pensées se
tournent ensuite vers l’invitation que Stefie m’a faite ce midi :
elle organise une fête samedi soir chez elle, pour l’anniversaire
de Michaël, un gars du studio. Apparemment, tout le monde sera là.
Je n’aurai sans doute pas le droit d’y aller, mais je vais quand
même demander, en avançant l’argument qu’il serait bon pour ma
carrière de socialiser avec le personnel du studio. Je ne sais même
pas si j’ai vraiment envie d’y aller, mais comme je ne suis
jamais sortie le soir, je ne peux pas savoir si ça me plaira ou pas.
Ce qui s’en rapproche le plus dans mon expérience personnelle, ce
sont les dîners que papa organise à l’occasion à la maison ou au
restaurant, avec des collègues et des clients de son cabinet
d’avocat. Et on ne peut pas dire que ce soient des soirées très
festives. C’est assez pathétique qu’à 22 ans je ne sois jamais
allée en boîte ou même chez des amis passer une soirée comme le
font tous les jeunes de mon âge. Mais papa me l’a toujours
interdit. Et je n’ai jamais osé passer outre.
Là, vu que c’est
plus ou moins dans le contexte de mon stage, je me dis que j’ai
peut-être une chance d’obtenir son accord. J’aimerais bien
tenter l’expérience de sortir un samedi soir, d’être un peu
comme tout le monde pour une fois. De faire semblant, l’espace
d’une soirée. Je pourrais prétendre que je suis quelqu’un
d’autre, une fille sûre d’elle, qui aime s’amuser, qui n’a
aucun souci dans la vie, une fille normale. Ce serait probablement un
désastre, mais j’en ai envie quand même. Stéfie a l’air
vraiment gentille, et d’ici la fin de la semaine je ferai peut-être
connaissance avec d’autres personnes sympathiques au studio.
Personne ne me connaît, là-bas, ils n’auront peut-être pas le
temps d’ici samedi de s’apercevoir que je suis bizarre et inapte
à socialiser. Je vais essayer de faire des efforts pour paraître
avenante.
Ma tension
intérieure grandit à mesure que je m’approche du grand
appartement que mon père et moi partageons dans le 16e
arrondissement. Les battements de mon cœur accélèrent
progressivement et résonnent dans ma cage thoracique. Ma gorge se
noue. Mes mains deviennent moites sur le volant.
Quand je me gare
dans l’allée privative, à ma place habituelle, tous mes muscles
sont raides d’appréhension. Je déglutis pour essayer de dissiper
la boule qui m’obstrue la gorge, mais bien sûr ça ne marche pas.
Allons, ça ne sert à rien de tergiverser. Plus j’attendrai pour
rentrer, plus je serai punie durement pour mon retard.
J’attrape mon sac
à main sur le siège passager et ouvre la portière de mon Audi. Je
me prépare psychologiquement à ce qui m’attend : je
m’absente de moi-même, je me retire petit à petit dans les
profondeurs de mon esprit, mes pensées s’effacent. Je mets un pied
devant l’autre sans penser à rien, jusqu’à arriver devant la
porte de l’appartement. Je sors la clé, déverrouille et entre.
Le salon est plongé
dans la pénombre, mais je sens l’odeur de son cigare, et je sais
qu’il est là. Peu à peu je distingue sa silhouette sur le fond
caramel de son fauteuil préféré, tourné vers la porte. Je
suspends mon sac à main et ma veste au porte-manteau, machinalement,
et ôte mes escarpins avant de les ranger dans le petit placard de
l’entrée.
– Tu sais depuis
combien de temps je suis là à t’attendre ?
Sa voix, comme je
m’y attendais, est chargée de colère. J’aperçois l’extrémité
rougeoyante de son cigare, et frémis d’appréhension. De son autre
main, il tient un lourd verre en cristal avec un fond de scotch.
J’essaie d’estimer combien il a bu. La bouteille est presque
vide, mais je ne sais pas depuis combien de temps il l’a entamée.
Papa ne boit pas tant que ça, je ne pense pas qu’il l’ait
ouverte ce soir.
– Viens ici !
Son ordre claque
comme un coup de fouet et je sursaute avant de m’avancer vers lui.
Mes pieds, dans mes collants, s’enfoncent dans l’épais tapis. Je
m’arrête à un mètre de lui.
– Tu t’es faite
sauter ? demande-t-il avec agressivité.
La même question
rituelle, chaque soir. Et il semble toujours redouter que je réponde
oui.
– Non papa, je
réponds doucement.
– Montre-moi.
Je me déshabille.
Mes doigts tremblent à peine. Mes gestes sont mécaniques, mon
visage est baissé, et je ne montre rien de la honte que je ressens.
Je lui tends ma culotte qu’il renifle longuement avant de la poser
sur le guéridon à côté de lui. Quand je suis complètement nue,
il se lève et m’examine attentivement. Ses yeux me fouillent, puis
ses mains, qui se glissent entre mes jambes, puis entre mes fesses.
Il se penche et me renifle le cou, les cheveux, les seins, puis il se
met à genoux et plaque son visage contre ma chatte. Il reste comme
ça quelques minutes, les mains posées sur mes fesses, et je sens
qu’il se détend. Comme d’habitude.
– Contre le mur,
murmure-t-il en se relevant.
J’obéis. Je pose
mes mains à plat contre la tapisserie luxueuse, crème rehaussée de
motifs abstraits tons sur tons, puis recule d’un pas, présentant
mes fesses. Derrière moi, je l’entends qui déboucle sa ceinture
avant de la faire glisser dans les passants. Ce son sifflant me glace
les sens à chaque fois. Je m’efforce de respirer calmement, je me
blinde, je m’efface.
– Pourquoi tu me
forces à te punir, Heather ? demande papa d’un ton contrarié.
Tu aurais pu m’appeler pour me prévenir que tu serais en retard.
– Je suis désolée.
Je te demande pardon, papa, dis-je mécaniquement.
Je sais que ça ne
sert à rien d’essayer de me justifier, d’autant que je lui ai
déjà expliqué la situation au téléphone, quand il m’a appelée.
Il me punira de toute manière, et ce sera pire si je tente des
explications dont il se fiche.
– Dix coups pour
le retard, plus dix pour n’avoir pas prévenu. J’étais inquiet,
Heather. Tu n’as même pas répondu à mes messages. Si tu
recommences, je t’assure que tu vas le regretter. Compte.
La ceinture siffle
dans les airs, puis claque sur ma chair. C’est cuisant, mais je
préfère encore ce genre de punition aux autres.
– Un, je compte
d’une voix étouffée.
Vingt, ça fait
beaucoup ; je sais que j’aurai mal demain, probablement toute
la journée. Heureusement, il va assez vite, mais vu le nombre de
coups, qu’il répartit sur les fesses et le haut des cuisses, il
repasse plusieurs fois aux mêmes endroits, et la douleur devient
atroce. Des larmes se mettent à couler sur mes joues, et des
sanglots se mêlent à mon décompte.
– Voilà, c’est
fini, ma chérie, dit papa en caressant mon dos. Je te mettrai de la
crème tout à l’heure.
Il respire vite et
fort, et ses doigts courent sur les boursouflures, il les parcourt
une par une lentement, avec légèreté. Je reste immobile et
silencieuse. J’attends. Je me refuse à espérer qu’il ne le fera
pas, cette fois. Il le fait presque toujours.
– Tu ne le feras
plus, Heather, n’est-ce pas ? Tu seras obéissante,
maintenant.
– Oui papa, je
souffle en recouvrant peu à peu une respiration plus calme.
-C’est bien.
Je ferme les yeux
en sentant sa main s’insinuer sous mes fesses, dans le pli moite de
ma chatte épilée. Je savais bien que j’avais tort d’espérer.
Le son d’une fermeture éclair qu’on descend sonne le glas de mes
vains espoirs, et je serre les poings contre la tapisserie. Je rentre
ma tête dans mes épaules, pour en entendre le moins possible, et
écarte docilement les jambes quand ses mains me l’ordonnent en
silence. Son sexe me pénètre, mais moi, je suis très loin.
– Je t’aime, ma
chérie, j’entends avant de sombrer dans ma mer intérieure.
PHÉNIX
Une fois Heather
partie, je termine rapidement de corriger mes photos, puis je vais
voir si Adam est encore au studio. Je le retrouve dans son bureau, en
train d’étudier un contrat.
– Adam, tu as une
minute ? je demande.
Il leva le nez de
ses papiers et acquiesça.
– Ça s’est bien
passé avec Heather cet après-midi ? demande-t-il.
– Pas mal, oui, je
dois l’admettre. Je voulais justement te demander à quelle heure
elle est censée terminer, le soir.
– À 18h.
Je grimace.
– Merde, je viens
à peine de la libérer.
– Elle ne t’a
rien dit ?
– Non. Elle n’a
pas dû oser.
Adam hausse les
épaules.
-C’est pas bien
grave. Elle doit bien se douter qu’elle finira plus tard parfois.
On n’est pas des fonctionnaires, ici. Elle n’a pas fini de faire
des heures sup si elle choisit ce métier.
– Ça, c’est
sûr ! je plaisante.
– Donc, elle n’est
pas si terrible que tu le craignais.
– Ouais, d’accord,
elle est plutôt compétente, je reconnais.
– Est-ce que tu
l’emmènerais avec toi jeudi ? Ça pourrait être une
expérience intéressante pour elle.
– Bon, d’accord,
je soupire.
– Très bien. Tu
vas voir, tu vas finir par bien t’entendre avec elle.
– Ouais, ben c’est
pas demain la veille qu’elle va devenir ma meilleure pote non plus,
je grogne.
Adam pousse une
espèce de gloussement.
– Ça
m’étonnerait, en effet.
Quand Heather
arrive le lendemain matin, c’est comme si je la voyais pour la
première fois. Elle est carrément renversante dans sa robe noire,
qui sans la mouler épouse divinement ses formes gracieuses. Un long
chandail écru casse le côté un peu strict de sa tenue, alors que
ses jolies chaussures à petits talons, noires avec une extrémité
blanche, y ajoute une touche d’élégance. Elle est magnifique, il
n’y a pas d’autre mot. J’en ai la gorge toute serrée. Je me
demande comment je suis censé côtoyer une fille aussi superbe en
faisant comme si de rien n’était. En conséquence, j’essaie de
l’éviter tout le reste de la journée. Mais chaque fois que je la
croise, et pendant le déjeuner, que nous prenons tous sur la
terrasse car il fait très beau aujourd’hui, je ne peux pas
m’empêcher de la regarder. Ou plutôt de la dévorer des yeux. Je
ne suis d’ailleurs pas le seul.
Fabrice, qui a
travaillé avec elle toute la matinée, semble-t-il, est assis près
d’elle et ne la lâche pas d’un pouce. Je les observe
subrepticement, et constate que Heather évite son regard, et son
contact. Son langage corporel est limpide : elle ne veut pas
qu’il l’approche de trop près. Je me rends compte alors que je
me suis trompé dans mon interprétation de son attitude envers moi.
Je croyais qu’elle ne supportait pas de me regarder à cause de ma
couleur de peau et de tout ce que ça suppose comme appartenance
sociale, mais en réalité, c’est parce que je suis un homme. Hier
midi, avec Stefie, elle se comportait avec beaucoup plus de naturel
et d’aisance, même si elle restait réservée et timide.
Fabrice, sans
toutefois dépasser les limites de la décence, fait semblant de ne
pas comprendre. Il lui effleure la main, la serre de près, se penche
pour lui murmurer des choses à l’oreille. Mais qu’est-ce qu’il
lui raconte, ce con ? Heather semble très mal à l’aise. Elle
garde la tête baissée, le visage dissimulé derrière sa frange
longue, les épaules rentrées, comme si elle voulait s’échapper
par un trou dans le sol, et tripote son sandwich à peine entamé. Ça
me rend dingue de voir ça. Je suis incapable de laisser ce guignol
l’importuner au point de l’empêcher de manger. La pauvre n’a
déjà que la peau sur les os, elle ne peut pas se permettre de
sauter un repas.
Je me lève et
interpelle Fabrice. Il lève la tête vers moi d’un air
interrogateur. Je lui fais signe de venir me rejoindre, et
entreprends de lui parler boulot. Du coin de l’œil, je constate
avec satisfaction que Heather s’est remise à manger. Mission
accomplie. J’éprouve une curieuse impression de satisfaction à la
voir se nourrir. Des fois, ma propre connerie me consterne. Je suis
en train de glisser sur une pente savonneuse ; il faut que je me
reprenne avant de faire une grosse boulette. M’attacher à cette
fille serait catastrophique, tant sur le plan personnel que sur le
plan professionnel. Du nerf, merde !
Vers 18h, je la
vois sortir des toilettes, et m’aperçois immédiatement qu’elle
a changé de collant. Celui qu’elle porte est presque blanc et
opaque. Elle porte un petit sac en bandoulière, différent du sac à
main qu’elle avait hier et, me semble-t-il, ce midi. Ca ressemble à
un sac de sport dans un genre élégant, féminin. Rien à voir avec
le vieux sac à dos que je me trimballe quand je vais à
l’entraînement.
-Tu fais quoi comme
sport ? je lui demande quand elle arrive à mon niveau.
Elle me regarde en
clignant des yeux. Je n’avais jamais remarqué qu’ils étaient
d’un si joli bleu, tirant presque sur le violet.
-Je… euh… je
fais de la danse, répond-elle dans un murmure gêné.
-Ah oui ? Quel
style ?
-Euh… je fais du
classique, le mardi soir, et du contemporain le samedi après-midi.
-Ça fait longtemps
que tu pratiques ?
Elle a l’air
hyper étonnée que je lui pose toutes ces questions, mais j’ai
envie de réparer la mauvaise impression que je lui ai faite hier,
quand je croyais qu’elle était snob et raciste. Je suis bien
décidé, toutefois, à en rester au stade amical.
-Oh, oui, finit-elle
par répondre en baissant les yeux. J’ai commencé quand j’avais
sept ans.
-Tu dois être
plutôt bonne, alors.
-Oh non ! se
défend-elle en secouant la tête, l’air affolée que je puisse
penser cela. Je… J’aime bien ça, c’est tout.
Sa réaction me
sidère. Soit elle a un gros problème d’estime d’elle-même,
soit elle est un peu barrée. On ne pratique pas un sport pendant
quinze ans si on est mauvais dans cette discipline. Ses pieds, encore
chaussés de ses escarpins, se tortillent nerveusement.
Un silence gêné
s’installe jusqu’à ce qu’avec un petit signe de la main et un
murmure indistinct, elle s’esquive.
HEATHER
En route vers mon
cours de danse, je m’interroge sur l’étrange conversation que je
viens d’avoir avec Phénix. Pourquoi est-il venu me parler ?
Il avait l’air… presque amical. J’en suis encore toute étonnée.
Est-ce que c’était une façon de s’excuser pour la façon dont
il m’a rudoyée hier ?
Je me suis changée
dans les toilettes du studio pour éviter d’avoir à le faire dans
les vestiaires de mon cours de danse, au risque qu’une de mes
condisciples remarque les cicatrices encore visibles des coups de
ceinture de la veille (j’ai vérifié dans le miroir des toilettes,
il reste de longues lignes rose vif sur mes fesses et le haut de mes
cuisses). Je n’aurai plus qu’à enfiler mon justaucorps et mes
chaussons en arrivant. Je n’ai presque plus mal, maintenant, même
si le frottement de mes vêtements a été pénible toute la journée,
et que la position assise a été une torture. Heureusement, j’ai
l’habitude de dissimuler ma souffrance, et je n’ai rien laissé
paraître. De même, j’ai dissimulé mes cernes, dues à ma
mauvaise nuit, de sorte que personne ne m’a fait de remarque. De
cela aussi j’ai l’habitude, car mon sommeil est rarement facile
et paisible. J’ai un excellent anti-cernes, c’est mon principal
outil de maquillage. J’en remets plusieurs fois dans la journée, à
chaque fois que je vais aux toilettes ; c’est devenu un
réflexe quotidien.
En me changeant au
milieu des autres filles de mon cours, j’écoute distraitement les
conversations. Elles parlent de garçons, de bars et de boîtes de
nuit, de leurs études. Mais surtout de garçons. La manière parfois
très crue dont certaines relatent leurs conquêtes me choque un peu,
par moments. Je me demande ce que ça doit faire comme effet d’avoir
une attitude normale envers les hommes, de ne pas redouter leurs
attentions, de se sentir libre d’accepter leurs avances, de
ressentir du désir. Tout cela m’est totalement étranger.
J’observe le ballet de la vie autour de moi de derrière la vitre
opaque de ma souillure. Je suis irrémédiablement différente,
marquée par le sceau invisible de la honte et du secret, incapable
de me lier intimement à qui que ce soit, ne serait-ce que pour avoir
une amie. Ce serait trop risqué. Comment expliquer pourquoi je ne
peux pas sortir ? Comment expliquer que je n’ai jamais eu de
petit ami, et que je n’en veux pas ? Ma vie n’est qu’un
vaste mensonge, un vaste secret honteux, que je ne peux partager avec
personne, même si j’en avais envie, ce qui n’est pas le cas.
Ce que j’ai de
plus proche d’une amie, c’est Anne-Lise, une camarade de l’EFET,
qui est presque aussi timide que moi et qui n’ose pas me poser de
questions personnelles. Cela nous permet d’avoir une espèce de
relation d’ordre amical, de déjeuner ensemble, de parler de nos
études, de nos professeurs, et de choses anodines comme nos séries
et nos livres préférés. Cela demeure prudemment superficiel.
Je n’ai aucune
relation avec les autres filles du cours de danse. Il m’arrive de
leur adresser la parole, et inversement, en cas de besoin, mais le
reste du temps, nous nous ignorons. Il n’y a que Mme Jones, la
prof, qui se comporte naturellement avec moi. Je l’aime beaucoup.
Malgré ses cinquante ou soixante ans, elle est très belle, d’une
beauté qui n’a que peu à voir avec les critères modernes. Elle
est grande, élégante, et gracieuse. Altière. Comme une reine, qui
veille d’un regard d’aigle sur son petit royaume. Elle est aussi
très mince, et sous ses vêtements moulants, chaque muscle se
dessine nettement, sans la moindre couche de graisse pour en adoucir
le relief.
Pendant le cours,
elle m’effleure les jambes pour corriger mon arabesque, et je
savoure ce contact impersonnel. Je n’ai pas peur d’elle. Parfois,
je rêve qu’elle est ma mère, qu’elle me caresse les cheveux, le
visage, avec tendresse. Je fais toujours de mon mieux pendant les
cours, parce que je veux qu’elle soit fière de moi. Je crois
qu’elle m’aime bien, même si bien sûr cela reste, là aussi,
superficiel. Néanmoins, chaque fois qu’elle me touche, je dois
réprimer mes tremblements d’émotion, et mes larmes.
Rien à voir avec
ce que je ressens quand un homme pose les doigts sur moi. Fabrice, ce
midi, m’a terrifiée. Si j’avais pu, je me serais enfuie loin de
ses mains, de sa bouche qui effleurait mon oreille. Je ne pouvais que
m’écarter le plus possible, au risque de me faire remarquer et de
tomber de ma chaise. Qu’est-ce qui lui a pris d’agir ainsi ?
Est-ce qu’il voulait me baiser ? Une vague de dégoût me
saisit à cette pensée. C’est ce que je ressens à chaque fois
qu’un homme me fait comprendre qu’il voudrait coucher avec moi.
Rien que de penser à Fabrice en train de toucher mon corps nu, son
sexe me pénétrer, j’en ai la nausée.
Je me demande
parfois quel effet cela ferait d’avoir un petit ami. J’aimerais
tellement que quelqu’un m’aime, d’un amour normal. Quand je lis
des romans sentimentaux, c’est-à-dire pas souvent, parce que,
contrairement à ce qu’on pourrait penser, je ne suis pas
masochiste, je me plais à rêver que ma vie est différente et qu’un
garçon tombe amoureux de moi. J’imagine un garçon gentil, doux,
qui ne me touche qu’avec respect, qui m’embrasse et qui m’emmène
au cinéma. On pourrait parler de tout, on rirait ensemble. De la
science-fiction… Ça n’arrivera jamais, jamais…
Je m’oblige à
cesser de réfléchir à des choses impossibles, et me concentre sur
le cours. C’est une bénédiction que d’arrêter de penser, et de
m’immerger dans mon corps, dans mes efforts pour atteindre le
mouvement juste. Penser, c’est se tourmenter ; la danse me
permet de vivre dans le présent, et dans mon corps. Au lieu de
courir dans mon cerveau comme un hamster dans sa roue, j’investis
mes membres, je ressens les battements de mon cœur, la sueur sur ma
peau, les tiraillements de mes muscles. Vivre l’instant arrête le
temps. Mes cours de danse sont des espaces de paix pour mon esprit
malade et torturé. Même la douleur est différente de celle que je
ressens sous les coups de mon père : ces douleurs-là sont
saines, causées par l’effort, et c’est de ma propre volonté que
je me les inflige. Je savoure mes courbatures comme des plaisirs
secrets.
Après le cours, je
fais exprès de ne pas me changer. J’enfile seulement ma robe
par-dessus mon justaucorps et mes chaussures, avant de reprendre ma
voiture. Papa ne me fait pas subir d’inspection quand je rentre de
la danse. Il vérifie seulement que j’ai transpiré et que je porte
ma tenue. Je le salue et file dans la douche. En redescendant au
salon, je m’assois à la table de la salle à manger, où il
m’attend. Il porte toujours son costume, comme ce matin, et a le
nez plongé dans des papiers, probablement du travail qu’il a
ramené du bureau. En me voyant arriver, il les met de côté.
-Tu as passé une
bonne journée, ma chérie ? me demande-t-il.
-Oui, très bonne,
et toi ?
-Pas mauvaise, ma
foi. Sers-nous, Heather, veux-tu.
Mme Michel fait le
ménage et la cuisine tous les jours ouvrés, pendant que nous ne
sommes pas là. Bien qu’elle travaille depuis plus de dix ans pour
nous, je la connais à peine. J’ai eu l’occasion de lui parler,
pourtant, quand au fil des ans je passais plusieurs jours voire
plusieurs semaines à la maison, cloîtrée le temps que les marques
s’effacent sur mon visage, puis quand j’ai été « malade »
l’année dernière, mais ce n’est pas une personne chaleureuse,
et elle n’outrepasse jamais sa position. Néanmoins, c’est une
bonne cuisinière, et mon cours m’a ouvert l’appétit. Papa me
jette quelques coups d’œil approbateurs en me voyant manger. J’ai
perdu beaucoup de poids depuis l’année dernière, et il ne cesse
de m’encourager à reprendre quelques kilos, alors qu’il a passé
mon adolescence à me seriner que je devais faire attention à ne pas
grossir.
-Alors, comment se
passe ton stage ?
-Bien. Les gens sont
plutôt gentils, et les photographes m’apprennent beaucoup de
choses.
-Combien sont-ils ?
-Une dizaine, et
puis il y a leurs assistants et l’hôtesse d’accueil, qui
s’appelle Stéfie et est très sympa. En tout, ça fait une
quinzaine de personnes.
-Il n’y a pas que
des hommes, alors, fait-il d’un ton soupçonneux.
-Oh non. On est cinq
filles à travailler là-bas.
Il hoche la tête
mais fronce encore les sourcils.
-Les hommes se
comportent bien avec toi ? Est-ce que certains t’ont fait des
avances ?
-Non, papa, tout se
passe bien, je réponds d’une voix un peu tendue. Du dessert ?
-Pas pour moi. Mais
sers-toi.
Il attend que j’ai
débarrassé nos assiettes, puis que je me sois ré-attablée avec
mon ramequin de crème caramel pour reprendre :
-Tu dois faire
attention à ne pas te retrouver seule avec un de ces photographes.
Tâche de faire en sorte de ne pas te mettre dans une situation
scabreuse.
-Oui papa, je
réponds docilement.
-Bien. Jérôme a
demandé de tes nouvelles, aujourd’hui.
Je lâche ma
cuillère, et un goût de cendres envahit ma bouche. Une nausée
menace de faire repartir en sens inverse tout ce que je viens
d’avaler.
-Je… Je croyais
que… Tu m’as dit…
J’ai les larmes
aux yeux.
-Il a juste demandé
de tes nouvelles, fait papa en haussant un sourcil faussement étonné.
Rien de plus. Il est poli, c’est tout.
-Je ne veux pas le
revoir.
-Il le faudra
pourtant. Il viendra à la soirée que j’organise la semaine
prochaine.
-Papa… je t’en
prie…
-C’est un
excellent membre du cabinet, il sera probablement associé d’ici
quelques années. Il faudra t’habituer à le voir de temps en temps
ici et lors de soirées d’entreprise. Par respect pour toi, j’ai
attendu pour le réinviter, mais il faut dépasser tes réticences
envers ce jeune homme.
-Je le déteste !
Tu m’avais promis, papa !
Je sanglote dans ma
serviette de table, bouleversée par le retour de mon cauchemar
absolu. Papa n’a pas renoncé à son projet fou. Qu’est-ce que je
m’imaginais ? Il ne renonce jamais.
-Je n’ai rien
promis du tout ! Et toi, tu as réagis de façon excessive !
m’admoneste-t-il, énervé. C’est un garçon très bien, il faut
seulement que tu apprennes à le connaître.
-Je ne veux pas
l’épouser ! Je me tuerai encore, papa, je te jure, je…
Une gifle me fait
taire.
-Tais-toi !
crie papa.
Il se lève et me
tire par le bras pour me mettre debout.
-Je ne veux plus
rien entendre à ce sujet, murmure-t-il d’une voix menaçante, en
articulant avec exagération, en me tirant par les cheveux pour
m’obliger à lever la tête et à le regarder.
Mais je triche, et
ferme les yeux. Il me gifle à nouveau.
-Tu m’obéiras,
Heather. Ce n’est que pour quelques années. Au maximum. Si tu
crois que ça me plaît… Mais tu seras plus heureuse avec des
enfants, et nous pourrons rester ensemble pour toujours, après ton
divorce. J’ai prévu un contrat en béton, et Jérôme ne renoncera
pas à la récompense que je lui ai promise. Tout se passera bien.
Soudain, sa bouche
s’abat sur la mienne, et il m’embrasse avec violence. Sa langue
force le barrage de mes lèvres et s’engouffre à l’intérieur.
Il m’embrasse rarement sur la bouche, je déteste ça. Je ne sais
pourquoi, je trouve ça encore plus contre-nature que le reste. Le
goût du sang envahit ma bouche. Sa langue dure me fouille avec
avidité, tandis que sa main libre se faufile sous la robe légère
que j’ai passée après ma douche. Elle se referme sur mes fesses
et me presse contre son bassin. Je sens sa queue qui durcit entre
nous.
-Heather…
murmure-t-il avec passion en libérant ma bouche, avant de plonger
son visage dans mon cou.
Je pleure en
silence pendant qu’il couvre ma peau de baisers, qu’il la lèche
et la mordille. Ses hanches se frottent contre mon bas-ventre, et son
sexe est de plus en plus dur.
-Ma belle, belle
chérie… Je t’aime tellement, Heather… chuchote-t-il en
retroussant ma robe sur mes hanches, et en me poussant contre la
table.
Il me soulève et
m’assoit dessus, puis déchire ma culotte en la faisant glisser sur
mes cuisses.
-Enlève-la,
m’ordonne-t-il avant de reculer le temps de déboucler sa ceinture
et d’ouvrir sa braguette.
Ses yeux sont
braqués sur mon entrejambe, ses joues empourprées ; son torse
se soulève au rythme de sa respiration précipitée. Son pantalon
tombe sur ses chevilles, et sa queue dressée apparaît quand il
baisse son caleçon.
-Ouvre, souffle-t-il
en écartant mes genoux de ses mains.
J’obéis en
tournant la tête sur le côté. Il me pénètre sans attendre
davantage, brutalement, s’enfonçant d’un seul coup presque
jusqu’à la garde. Il me fait mal. Les os de son bassin
meurtrissent l’intérieur de mes cuisses pendant qu’il me prend
sans douceur, se jetant en moi à corps perdu. Ses doigts sont
enfoncés dans la chair de mes fesses, les miens crispés sur la
table pour tenter de me retenir. Il jouit rapidement, puis son
étreinte douloureuse s’adoucit, et il laisse retomber son visage
en sueur sur ma poitrine. Il reste comme ça le temps que sa
respiration se calme, puis m’embrasse dans le cou en me serrant
contre lui.
-Ce ne sera pas si
terrible, mon bébé, murmure-t-il. Je viendrai souvent te voir, et
une fois que tu seras enceinte, nous pourrons…
Il détache une
main de mes hanches et vient caresser un de mes seins.
-Il ne se mettra pas
entre nous, ma chérie, je te prête seulement à lui. C’est pour
ton bien que je le fais, parce que ce serait trop dangereux… je ne
peux pas te mettre enceinte. Je sais que tu as eu de la peine quand…
quand il a fallu renoncer à notre bébé. Tu pourras garder le sien.
Et après, tu me reviendras. Le mariage ne durera pas longtemps. Tu
te feras retirer ton implant contraceptif un peu avant les
fiançailles, et tu passeras à la pilule micro-dosée jusqu’à ce
que tu sois mariée, ainsi tu seras tout de suite fertile. Je suis
d’accord pour que tu n’aies qu’un seul enfant, comme ça, dès
que tu seras enceinte, vous pourrez entamer la procédure de divorce,
et tu reviendras vivre avec moi. On dira que le mariage n’a pas
marché, ça arrive tout le temps, personne ne s’en étonnera.
-Je ne veux pas
d’enfant avec lui,
je souffle avec haine.
-Tu n’es
absolument pas raisonnable ! gronde papa en se détachant de
moi.
Son sexe flasque
glisse hors de moi, et papa se rajuste rapidement. Il passe sa langue
sur ses lèvres en contemplant mes jambes ouvertes et son sperme qui
coule de ma chatte glabre.
-Couvres-toi,
chuchote-t-il en se forçant à détourner les yeux. Il y a trop de
risque pour que je te féconde moi-même, à cause de la
consanguinité. Tu n’es pas idiote, tu peux comprendre ça, quand
même !
-Alors, je ne veux
pas d’enfant du tout !
-Tu seras
malheureuse si tu n’as pas d’enfant. Tu t’en iras, pour trouver
ailleurs ce que je ne peux pas te donner.
Son visage se tord
sous la souffrance que cette pensée lui cause. C’est mon père, et
même si notre relation est perverse, contre-nature et complètement
amorale, je n’aime pas le voir souffrir.
-Non, papa, je te
jure que je resterai avec toi, si tu ne m’obliges pas à épouser
Jérôme. Je ne supporterai pas qu’il me touche de nouveau. Je…
-Ça suffit,
Heather ! s’écrie-t-il. Si tu crois que c’est facile de
trouver quelqu’un pour un marché de ce genre ! Je ne peux
pas, et je ne veux pas, choisir n’importe qui. Je sais mieux que
toi ce dont tu as besoin, et ce qui te rendra heureuse sur le long
terme. Tu verras, d’ici quelques années, tu me remercieras.
Je cache mes larmes
entre mes mains.
-Je t’en supplie,
papa…
-Tais-toi ! Je
ne veux plus rien entendre ! Monte dans ta chambre et tâche de
te faire à cette idée. Tu épouseras Jérôme cet été, et avec un
peu de chance, d’ici Noël tu reviendras habiter ici, avec un petit
dans le ventre. File !
Je m’enfuis en
sanglotant.
En train de le lire. J'aime beaucoup l'histoire mais de nombreuses erreurs typographiques et un code surchargé (je lis un epub converti depuis le fichier Kindle). Si vous avez une version epub je veux bien assurer la relecture et le recodage.
RépondreSupprimerJ'ai lu le livre et bien que je dois dire qu'il m'a autant retournée que bouleversée, il était très bien écrit. Dans certains passage j'ai même cru que mon coeur cesserait de battre, j'avais aussi envie de vomir (désolé) sur les scènes de viols mais il m'a véritablement bouleversée. Tu as réussi à mon goût à retranscrire chaques émotions des protagonistes. J'ai un peu des doutes qu'en à la création d'un tome 2, qui pour moi le tome 1 à eu une fin parfaite qui laisse place à l'imagination mais j'attends d'être surprise. Donc, bonne inspiration et j'attends la suite avec impatience, en tout cas ; continue !
RépondreSupprimerPs : je me lance dans "Des étoiles à l'infini" ...
Merci beaucoup pour ton commentaire et tes compliments sur mon livre ! Le tome 2 sera effectivement assez surprenant, tu verras ; j'espère qu'il te plaira aussi (je pense pouvoir le sortir à la fin de l'année) ainsi que Des étoiles à l'Infini. Bonne lecture et n'hésite pas à revenir me donner ton avis :-)
SupprimerCe commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.
RépondreSupprimer